VIII
AMIS ET ENNEMIS

Une semaine après avoir appareillé de Gibraltar, la Walkyrie et sa conserve jetèrent l’ancre à Freetown, en Sierra Leone. Alors que la traversée avait été très rapide, la dernière journée fut d’une longueur comme Bolitho ne se rappelait pas en avoir connu. Il faisait une chaleur torride et les hommes, nus jusqu’à la taille, essayaient de passer d’une tache d’ombre à une autre. La lumière était si aveuglante qu’il était impossible de distinguer la mer du ciel.

Puis le vent tomba complètement et le commandant Trevenen fit aussitôt mettre la drome à la mer pour prendre la frégate en remorque, à la recherche d’air qui les conduirait vers la longue ligne de côte verdoyante.

Bolitho savait, pour l’avoir chèrement appris, que, sur ces rivages, les marées, les courants, les caprices du vent pouvaient faire perdre patience au marin le plus expérimenté. Et l’humeur de Trevenen ne s’arrangea pas lorsqu’il vit que la Laërte, qui n’était pourtant qu’à quelques milles par le travers bâbord, gonflait ses voiles et gagnait sans peine sur le vaisseau amiral.

Monteith, quatrième lieutenant, grimpa sur la guibre sous les focs qui pendaient lamentablement et commença de hurler dans son porte-voix pour encourager les trois chaloupes.

— Mais donnez-leur donc de la garcette, Mr Gulliver, débrouillez-vous pour qu’ils se décarcassent un peu plus ! – et comme il voyait la colère que suscitait sa consigne : Ordre du commandant !

Bolitho, qui entendait tout de sa chambre, vit Allday lever les yeux du vieux sabre qu’il polissait religieusement.

Le pont était une véritable fournaise. Dehors, à bord des embarcations, sans aucune protection, ce devait être bien pis. Les chaloupes ne pouvaient guère faire autre chose que permettre à la frégate de gouverner, surtout avec un bâtiment de la taille de la Walkyrie.

Il se tourna vers l’arrière, vers le spectacle de la houle qui ondulait, du ciel incolore, comme si les couleurs s’étaient évanouies sous la brûlure.

— Faites venir mon aide de camp.

Il entendit Ozzard quitter la chambre. La traversée avait été pénible, la Walkyrie n’était pas conçue pour servir de vaisseau amiral et pourtant, il n’était pas un passager ordinaire.

Par une nuit étouffante, il s’était réveillé en sursaut, coincé dans sa couchette. C’était toujours le même cauchemar, Le Pluvier Doré qui se traînait sur ses membrures déchiquetées, la mer qui bouillonnait autour de l’épave, l’écume qui s’était colorée brusquement de rouge lorsque les requins s’étaient précipités sur les hommes en train de se noyer et qui, pour la plupart, étaient trop estourbis pour prendre conscience de ce qui leur arrivait.

Dans son cauchemar, il essayait d’agripper Catherine, mais quelqu’un d’autre la tenait, quelqu’un qui avait éclaté de rire en voyant la mer se refermer sur lui.

C’était la première fois qu’il réussissait à en apprendre un peu plus sur le compte de George Avery, son nouvel aide de camp. Lorsqu’il s’était réveillé, il l’avait trouvé assis près de lui dans la chambre plongée dans l’obscurité, avec le safran qui cognait comme un tambour funèbre.

— Je vous ai entendu pousser un cri, sir Richard. Je vous ai apporté quelque chose.

C’était du cognac, il l’avait avalé en deux gorgées, un peu honteux qu’Avery le voie dans cet état. Il tremblait si violemment qu’il avait craint d’abord que ce ne soit cette vieille fièvre qui le reprenait, cette fièvre dont il avait manqué périr dans les mers du Sud.

— J’ai pensé, lui avait dit Avery, qu’il valait mieux que ce fut moi plutôt qu’un autre.

Il avait visiblement observé Trevenen avec la plus grande attention, et son détachement apparent ressemblait à un mensonge.

Après s’être tu un moment, Avery avait ajouté qu’il avait lui-même été sujet à des cauchemars après la perte de sa goélette contre les Français. Prisonnier de guerre, grièvement blessé, il était plus un boulet qu’une prise de choix pour ceux qui l’avaient capturé. On l’avait conduit dans un petit village et un officier de santé était venu l’examiner, sans guère de résultat. Ce n’était pas cruauté de la part des Français, ni haine pour l’ennemi, mais tout simplement, ils étaient convaincus que l’issue serait fatale. Et, après la Terreur, la mort ne réussissait plus à leur faire peur.

Finalement, lorsqu’il avait commencé à se remettre, quelques villageois l’avaient pris en pitié. Et quand il avait été libéré, après la paix d’Amiens, ils lui avaient fourni des vêtements chauds, du pain et du fromage en prévision de son voyage de retour.

Bolitho avait repris ses esprits et offert du cognac à son aide de camp, qui racontait tout cela très tranquillement. Avery lui avait ensuite parlé de sa détresse lorsqu’il était passé en conseil de guerre. Même à bord du vieux Canopus, certains officiers l’évitaient, comme si son contact avait pu les salir et compromettre leur avancement.

Bolitho avait bien souvent entendu parler d’officiers qui, après savoir servi avec distinction au cours de plusieurs campagnes, n’avaient ensuite jamais fait l’objet de la moindre promotion. Peut-être Avery appartenait-il à cette catégorie et que sa petite goélette armée, La Jolie, serait son seul et unique commandement.

Avery lui avait parlé de Sillitœ.

— Ma mère était sa sœur. Je crois qu’il s’est cru obligé de faire quelque chose en sa mémoire. Il ne s’est guère manifesté lorsqu’elle en avait réellement besoin. Trop fiers, trop têtus… voilà des traits qu’ils avaient en commun.

— Et votre père ?

Il avait peut-être haussé les épaules, mais il faisait trop sombre pour le savoir.

— Il était à Copenhague, sir Richard, lors de la première affaire. Il servait à bord du Gange, un soixante-quatorze.

Bolitho avait hoché la tête.

— Je connaissais bien ce vaisseau. Capitaine de vaisseau Fremantle.

Avery avait poursuivi, toujours tranquille :

— Je sais qu’il y a eu de nombreux tués. Mon père en faisait partie.

Le lendemain, après s’être entretenu avec Yovell d’affaires de signaux, Avery était revenu lui parler. Il lui avait dit brusquement :

— Lorsque mon oncle m’a parlé de cette affectation comme d’une chose possible, j’ai manqué d’éclater de rire. Ou d’éclater en sanglots. Sauf votre respect, sir Richard, j’avais du mal à envisager que vous m’accepteriez, quels que soient mes états de service, alors que des dizaines de lieutenants de vaisseau ne rêvaient que de cela !

A présent, alors que le dernier ordre donné résonnait encore dans la chaleur étouffante de sa chambre, Bolitho prit sa vareuse, avant de changer d’avis. Personne ne semblait connaître les vrais antécédents de Trevenen, mais il était plus qu’évident qu’il devait son commandement à Sir James Hamett-Parker. Pour quelle raison ? Une faveur en échange de services qu’il lui aurait rendus par le passé ?

Il répondit brièvement à Avery :

— Demandez au commandant de venir me trouver, je vous prie.

Tout en attendant, il continua à réfléchir à ce qu’il pensait de Trevenen. Pour commander une frégate, il était plus vieux que la norme, surtout pour une frégate comme celle-ci, première de son espèce.

Et puis il y avait aussi une certaine méchanceté chez cet homme. Il passait apparemment beaucoup de temps à compulser les rôles, les journaux des vivres et des rechanges avec Tatlock, son commis à l’air apeuré. C’était comme cette histoire de peinture de l’arsenal pour la figure de proue. Trevenen était connu pour avoir accumulé les parts de prise lors d’attaques contre des navires de ravitaillement ennemis, et il n’était pas à court de ressources. C’était un homme qui ne lâchait rien de ses sentiments, de ses espoirs, de son passé.

Le fusilier de faction aboya :

— Le commandant, amiral !

Trevenen entra, sa coiffure à la main, et fronça légèrement le sourcil pour mieux distinguer Bolitho après la lumière aveuglante qui régnait sur le pont.

— Je souhaite que vous annuliez ce dernier ordre, commandant. Cela ne sert à rien qu’à faire souffrir. En dehors de Mr Gulliver, votre cinquième lieutenant, qui était encore aspirant voilà seulement quelques mois, les autres aspirants présents dans les chaloupes sont trop inexpérimentés pour comprendre quoi que ce soit, si ce n’est qu’ils doivent obéir aux ordres.

Trevenen le fixait avec calme.

— J’ai toujours regardé cela comme…

Bolitho leva la main.

— Écoutez-moi. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous parler de divers sujets tels que le sens de la loyauté et de la discipline. Je vous dis de suspendre cet ordre. Je souhaite en outre que vous inculquiez à vos officiers, par l’entremise de votre second, ce principe de ne pas tolérer la moindre brimade. Cet homme, Jacobs, celui qui est mort sous le fouet quelques jours après avoir subi une première punition, avait subi les railleries d’un aspirant qui n’est encore qu’un gamin, et qui s’est conduit comme un gamin !

Il se sentait plein de colère. Mettre en cause l’autorité d’un commandant était contraire à tous ses principes. Si les choses évoluaient et qu’il devait mener une opération majeure contre les corsaires français, il aurait besoin d’un commandant pleinement en mesure d’assumer ses responsabilités, et Trevenen, en sa qualité de capitaine de pavillon, y jouerait un rôle majeur. Et si l’animosité qu’il ressentait n’était que la suite de ces anciennes querelles de familles ? Ou bien, était-ce quelque chose de moins clair, et dans ce cas, de plus grave ?

Mais peu importe, il était désormais engagé.

Trevenen répondit d’une voix sourde :

— J’ose croire que je connais mon devoir, sir Richard.

Bolitho le regarda, prenant cette soudaine rancœur comme un coup.

— Et permettez-moi de vous dire, commandant, que je connais également le mien !

La porte se referma, une règle tomba de son bureau sur la toile à damier noir et blanc qui recouvrait le pont.

Bolitho sentit la coque trembler, avant d’entendre les soudains claquements des poulies et des drisses. Ce vent fantasque ridait la surface et redonnait vie aux voiles.

— Du monde en haut !

— Parés à reprendre la drome !

Il y eut un coup de sifflet, puis des piétinements.

Il se laissa aller en arrière dans un siège et tira sur sa chemise qui lui collait à la peau. Il sentait le médaillon sous ses doigts et pensa à Catherine, à Falmouth, trois mille milles sur l’arrière. Quand sa première lettre l’atteindrait-elle ? Il lui avait suggéré de l’adresser directement au Cap, mais, même ainsi…

Avery arriva de la chambre contiguë et lui jeta un regard interrogateur. La lumière qui passait à travers les fenêtres de poupe se reflétait dans ses yeux sombres. Il doit savoir exactement ce qui vient de se passer ici. Bolitho entendit de nouveaux cris, les grincements des palans ; on hissait les embarcations à bord. Leurs armements ne devaient jamais apprendre qu’il était intervenu, mais ils étaient sans doute trop épuisés pour s’en soucier.

Il se leva en voyant arriver Ozzard qui sortait de sa chambre à coucher avec une chemise propre.

Avery demanda :

— Faudra-t-il saluer, sir Richard ?

Bolitho lui fit signe que oui. Il tâtait le terrain.

— Il y a ici un capitaine de vaisseau qui commande les bâtiments de patrouille contre les négriers. Je crois que je le connais.

Il sourit, en dépit de ce qui restait de sa colère contre Trevenen. En général, dans cette grande famille qu’est la marine, on retrouve assez souvent des visages connus.

Le pont s’inclina et il reprit :

— Signalez à la Laërte de prendre poste dans les eaux.

Puis il enfila sa chemise propre.

Avery l’observait sans rien dire, il savait bien que, s’il donnait cet ordre, c’était pour éviter à Trevenen l’humiliation de se faire dépasser par sa conserve.

Ozzard tendit sa vareuse à Bolitho et attendit patiemment qu’il enfile les manches. Il le regarda s’exécuter avec un petit sourire contrit. Il avait remarqué dans les yeux de Trevenen son expression, lorsqu’il avait trouvé son amiral avec sa chemise toute froissée et à peu près rien d’autre sur le dos. S’ils devaient se battre, songea-t-il, Trevenen du moins serait déjà convenablement mis.

Comme Avery s’apprêtait à disposer, Bolitho le rappela :

— Dites-moi si le brick Larne est mouillé.

Il s’approcha des fenêtres et fit la grimace en posant les mains sur le rebord. La présence de Tyacke lui ferait du bien. Il avait quelques souvenirs amers de ces parages, mais pas lorsqu’il s’agissait du plus brave des hommes.

Sur le pont, il n’y avait pas un souffle d’air et pourtant, les voiles claquaient et se gonflaient comme si le vaisseau lui-même leur soufflait dedans. La Laërte avait docilement pris poste sur l’arrière, son pavillon et sa flamme de guerre se détachaient nettement sur le ciel brumeux.

Allday se tenait à côté de lui, la coiffure rabattue sur les yeux, ses énormes bras croisés sur la poitrine.

Quelques matelots finissaient de saisir les embarcations sur leur chantier, alors qu’il faudrait tout recommencer lorsqu’on jetterait l’ancre. Ils étaient déjà fort bronzés et certains souffraient même de brûlures, à force de vivre sous un climat qu’ils n’avaient jamais connu.

Un jeune marin avait à l’épaule une longue traînée rouge, comme une cicatrice, résultat d’un coup de garcette reçu alors qu’il souquait sur son aviron. Il sentit que quelqu’un l’observait et leva les yeux vers l’endroit où se trouvait Bolitho, contre la lisse de dunette. Bolitho lui fit un imperceptible signe de tête.

Le marin regarda tout autour de lui, comme s’il avait peur qu’on le voie, puis esquissa un sourire avant de retourner à ses saisines.

Allday murmura :

— C’est un commencement.

Rien ne lui échappait.

Bolitho avait mal à l’œil et se détourna, au cas où Allday s’en serait rendu compte, de cela aussi.

Le premier coup de salut éclata en écho et roula encore sur l’eau, tiré par une petite batterie côtière au flanc de la colline. Pièce après pièce, la Walkyrie répondit, quinze coups en tout pour l’homme dont la marque flottait en tête de misaine. Allday voyait les épaules carrées de Bolitho et savait très bien ce à quoi il pensait. Bien rares étaient ceux qui auraient pu comprendre, ni même commencer à comprendre. Tout cela, les saluts, les honneurs, le pouvoir, cela ne signifiait rien pour lui. Et voilà, il avait suffi du sourire apeuré d’un terrien anonyme, enrôlé de force, pour l’émouvoir. Allez vous demander pourquoi elle l’aimait.

Du monde là-haut ! A carguer les huniers ! Parés à rentrer la grand-voile !

Un officier cria :

— Bosco ! Activez-moi ces hommes ! Allez, Mr Jones !

Mais l’énorme bosco, gros comme une barrique, haussa les épaules et ne broncha pas.

Urquhart, le second, salua et annonça :

— Canot de rade à son poste, commandant !

Trevenen regarda ostensiblement ailleurs, mains serrées dans le dos.

— Paré à mouiller par tribord, je vous prie.

Il évitait soigneusement Bolitho.

— Affalez la brigantine et carguez les perroquets. Préparez-vous à venir dans le vent.

— Pas de signe de la Larne, sir Richard, lui dit Avery.

— Du monde aux bras !

Bolitho mit une main en visière pour examiner les bâtiments présents un peu partout. Il y en avait de gros et de plus modestes à l’ancre, des prises visiblement, des négriers ramenés ici par des commandants comme Tyacke.

Un vieux soixante-quatorze était mouillé tout près de la côte. Il servait de bâtiment de commandement et d’hébergement à l’homme qui dirigeait les croisières et menait une guerre personnelle contre la fièvre et la mort subite.

En dépit des nouvelles lois édictées contre la traite, ce trafic perdurait de façon rampante. Les négriers couraient de plus grands risques, mais les gains étaient également plus élevés pour ceux qui réussissaient. Certains des navires qui se livraient à ce commerce étaient aussi puissamment armés que les bricks et goélettes lancés à leur poursuite. La plupart des officiers de marine pensaient que tout cela était peine perdue, à l’exception cependant de ceux qui effectuaient des croisières lointaines et qui y gagnaient de grosses parts de prise. Il leur suffisait de les mettre à l’abri, le temps que la guerre soit terminée, et ils se montreraient ensuite tout aussi hypocrites que tous ceux qui n’avaient pas eu à se battre. Les besoins pressants en navires de guerre, peu importait leur taille, rendaient sans objet ces supposées prétentions humanitaires.

— La barre dessous !

— La barre est dessous, commandant !

La Walkyrie pivota et sa grosse ancre plongea dans une gerbe d’embruns qui s’éleva plus haut que la guibre. Puis la frégate s’immobilisa doucement sur son câble. Trevenen leva la tête vers les vergues où les gabiers rassemblaient les voiles pour les rabanter.

— Je souhaite prendre le canot, commandant, dit Bolitho à Trevenen. J’ai l’intention de faire visite au commandant de la station.

Il regarda la dunette.

— Le spectacle de notre arrivée a dû être superbe.

Il n’obtint pas de réponse et se dirigea vers la descente. Il était évident qu’il n’en obtiendrait pas.

Le lieutenant de vaisseau Avery demanda :

— Mr Guest, vous pouvez descendre, je vais avoir besoin de vous sous peu.

Mais l’aspirant se figea sur place en entendant son commandant intervenir d’un ton sec :

— C’est moi qui donne les ordres ici, monsieur Avery, et je vous demande de ne pas vous en mêler ! Contentez-vous de la position que vous avez obtenue par faveur !

— Je proteste, commandant.

Trevenen fit un petit sourire :

— Vraiment ?

Mais Avery ne lâcha pas prise.

— C’est la seule chose que nous ayons en commun, commandant.

L’aspirant avait du mal à déglutir.

— Que dois-je faire, commandant ?

Trevenen fit un grand geste comme pour s’en débarrasser.

— Faites ce que je vous dis, et la peste soit de votre impertinence !

Avery serrait si fort les poings qu’il en avait mal.

Espèce d’imbécile que je fais. Tu t’étais juré de te contenir, de ne rien faire qui aggrave encore ta situation…

Allday l’observait avec dans les yeux un sourire imperceptible. Le solide bosco lui dit à voix basse :

— En plein dans la flottaison, monsieur. Bien joué !

Avery le regarda fixement. Personne ne lui avait encore parlé ainsi. Puis il se mit à sourire malgré lui, il avait tout oublié. Le vice-amiral et son maître d’hôtel. Etonnant.

Il entendit la voix de Bolitho par la claire-voie.

— Mr Avery ! Lorsque vous en aurez terminé, je vous serais obligé de venir m’aider !

Allday pouffa de rire et Avery se précipita dans la descente. Il en avait encore un bout à apprendre, comme ce jeune Jenour. C’était comme le vieux sabre de la famille, Bolitho avait deux facettes.

 

Le capitaine de vaisseau Edgar Sampson, qui commandait à Freetown, regardait Bolitho et Avery s’installer à leur aise dans deux fauteuils de cuir qui avaient connu des jours meilleurs. Son bâtiment, un modeste quatrième rang qui avait porté autrefois le fier nom de Marathon, servait désormais de bâtiment base, de poste de commandement et de navire de ravitaillement pour la flottille anti-négriers. On avait maintenant du mal à l’imaginer dans la ligne de bataille ou dans quelque autre rôle véritable. Le balcon à l’ancienne était décoré de pots de fleurs et l’on n’avait même pas installé de fausses pièces en bois pour remplir les sabords désormais vides. Ce vaisseau n’appareillerait plus jamais et lorsque Leurs Seigneuries décideraient qu’il était devenu inutile, il finirait probablement en ponton, ou encore, s’il était déjà trop tard pour cela, on le démantèlerait sur place à Freetown.

Sampson s’exprimait à toute vitesse, d’une voix excitée. Il fit signe à son serviteur noir de poser ses verres et d’aller chercher du vin. Le domestique ne disait pas un mot, mais regardait son commandant comme si c’était un dieu.

— Je savais que vous arriviez, sir Richard, lui dit Sampson, mais lorsque j’ai aperçu une frégate arborant une marque de vice-amiral à l’avant, j’ai eu peine à y croire ! J’aurais aimé avoir le temps de mettre en place une garde d’honneur pour l’occasion !

Il lui montra les fenêtres d’un geste vague.

— La plupart de mes fusiliers marins sont affectés à une mission de protection jusqu’au départ du Prince Henry qui doit lever l’ancre demain.

Bolitho avait aperçu le vaisseau en question lorsque son canot avait traversé le mouillage. Il était gros, vieux, mal entretenu. Avant même que le canot de rade soit arrivé sur eux, il l’avait reconnu pour ce qu’il était : un transport de déportés. Dieu soit loué, Keen n’était pas là. Cela lui aurait rappelé sa première rencontre avec Zénoria. Attachée comme une vulgaire criminelle, les vêtements arrachés sous les yeux des spectateurs, prisonniers, gardiens et marins qui la regardaient ainsi, nue. Et cette blessure qui allait de l’épaule à la hanche, dont elle garderait à jamais la cicatrice. Comme une flétrissure.

En voyant qu’il avait affaire à un amiral, l’officier du canot de rade l’avait salué avant de mâter les avirons en signe de respect.

Sampson poursuivait :

— Il a été pris dans la tempête et est venu faire relâche pour réparer. Je serai bien content quand il sera parti, je peux vous le dire !

Le serviteur noir arriva et remplit les verres avec une certaine solennité.

— Merci. Tu apprends vite !

L’homme sourit, tout aussi solennellement, avant de se retirer.

— Je l’ai arraché à un négrier, commenta Sampson. Il est dur à la tâche, mais je crois qu’il est de meilleure souche que beaucoup d’autres.

Et voyant le regard perplexe d’Avery, il ajouta tristement :

— Les négriers lui ont arraché la langue. Il a pourtant survécu, assez longtemps pour voir ses tortionnaires se balancer à ces arbres là-bas, sur la pointe.

Avery lui demanda :

— A quoi ressemble le Prince Henry, commandant ?

Sampson leva son verre.

— A votre santé, sir Richard ! Je me sens bien coupé du monde dans ce trou nauséabond, mais pas assez loin toutefois pour ne pas avoir entendu parler de vos exploits et de votre bravoure.

Il engloutit son vin, qui était tiédasse.

— Quand quelque chose m’échappe, le commandant Tyacke, de la Larne, ne manque pas de m’en informer. Un homme bien étrange, encore que, ce ne soit guère surprenant !

Il sembla se souvenir tout à coup de la question d’Avery.

— Dans cette sorte de métier, Mr Avery, les bâtiments de transport ne valent que ce que valent leurs capitaines. Ils représentent un enfer sur terre pour certains, et le moyen d’échapper au bourreau pour d’autres. Il est bourré à craquer de criminels, de meurtriers et de gens arrêtés sans justification pour faire bonne mesure. Tout le monde a envie de s’échapper, et le capitaine doit être sans cesse aux aguets.

Bolitho vit la tête que faisait Avery, qui n’en perdait pas une miette. Un visage résolu, où l’on décelait aussi une certaine mélancolie.

Il songeait au transport. La traversée jusqu’à la colonie était longue, très longue, c’était à l’autre bout du monde. Il se souvenait de la définition sans appel qu’en avait donné l’amiral Broughton lorsqu’il avait quitté l’Amirauté : « L’oubli ! »

— Je crois comprendre qu’aucun courrier n’est arrivé avant nous, commandant ?

Sampson hocha négativement la tête. Il n’était pas très vieux, mais s’était laissé aller et ressemblait au genre de personnage que l’on trouve dans les cruelles caricatures de James Gillray[2]. Une chevelure abondante, des bas en accordéon et une bedaine qui tendait les boutons de sa vareuse à la limite de la rupture. Comme le vieux Marathon, il savait qu’il finirait ses jours ici.

— Non, sir Richard, pas avant la semaine prochaine, et ce n’est même pas sûr. Mais bon sang, j’ai failli oublier ! Le nouveau commandant de la marine à Sydney est aussi à bord du Prince Henry. Je crois que vous le connaissez, sir Richard.

Bolitho agrippa l’accoudoir de son fauteuil. Ce n’était pas possible, et il se dit en même temps que c’était inévitable. Le Destin.

Il dit lentement :

— Le contre-amiral Herrick.

Le visage de Sampson s’épanouit :

— Et en plus, je perds la mémoire, j’en ai bien peur. On m’avait dit que vous vous connaissiez, mais je ne lui en ai rien dit quand il est descendu à terre – il hésita : Je ne veux pas manquer de respect envers votre ami, sir Richard, mais il ne s’est guère montré bavard. Il m’a demandé à voir où l’on fait attendre les esclaves libérés avant de les mettre en sûreté.

Avery posa son verre, conscient qu’il se passait quelque chose.

Il avait entendu parler de la cour martiale, du revirement d’un témoin qui avait sauvé Herrick d’un verdict de culpabilité. Cela lui rappelait trop sa propre expérience pour qu’il l’oublie. Il y avait eu également cette histoire, lorsque Herrick avait refusé son soutien au vice-amiral Bolitho, avant la prise de la Martinique. Étaient-ils encore amis ?

Bolitho demanda :

— Si je vais à bord du Prince Henry, serait-il… – il se tut en voyant l’air embarrassé de Sampson : Je vois que non !

— Je ne peux pas vous en empêcher, sir Richard. Vous êtes l’officier le plus ancien ici, et probablement le plus ancien tout court au sud du quinzième parallèle !

— Mais ma présence à bord de ce transport, avant cette traversée qui n’en finira pas et qui va durer une éternité, pourrait affaiblir sérieusement l’autorité du capitaine Williams.

— Comme je vous le disais, le capitaine Williams est un homme rude, mais ce n’est pas un tyran et il n’a pas non plus envie de le devenir sous la pression des circonstances.

— Voilà qui est bien dit, pardonnez-moi de vous avoir mis dans une situation aussi délicate.

Sampson le regarda fixement. De la part de tout amiral, et sans parler d’un aussi fameux, il se serait attendu à se faire remettre à sa place, à se faire dire de surveiller ses propos.

Un officier arriva à la porte et Sampson dit d’un ton las :

— Si vous voulez bien m’excuser, sir Richard, il faut que je m’occupe d’un accident – il haussa les épaules : Tant que la relève n’est pas arrivée, c’est moi qui joue les guérisseurs. Mon chirurgien est mort il y a quelques semaines d’une morsure de serpent.

— Je ne vous retiens pas davantage, lui répondit Bolitho.

Sampson en parut atteint.

— J’avais osé espérer que nous pourrions souper ensemble – et se tournant vers Avery : Et avec vous, naturellement.

— Nous en serons ravis.

Bolitho se tourna vers Avery après le départ du capitaine de vaisseau. Sa gratitude vous brisait le cœur.

— Je crois que ce sera un repas mémorable, Mr Avery, mais si c’était moi qui commandais ici, je serais trop heureux de voir arriver de la visite et serais navré au départ.

Avery le vit quitter son siège. Ses cheveux noirs frôlaient les énormes barrots. Il effleurait les objets comme s’il ne les voyait pas ; peut-être cela lui rappelait-il un autre vieux vaisseau. Et elle aussi.

Il en apprenait chaque jour davantage. Sillitœ avait certainement su en quoi consistait ce qu’il lui proposait. Il avait affaire à un homme sans aucune vanité, capable de consacrer son temps à aider un rebut de la marine dans le genre du capitaine de vaisseau Sampson. Il se faisait visiblement du souci pour celui qui était, ou qui avait été son ami. Sa question au sujet du courrier avait encore appris autre chose à Avery. Il songeait à cette fois où Bolitho avait retiré devant lui sa chemise souillée, sans aucune arrogance, sans la moindre gêne. C’était alors qu’il avait aperçu le médaillon. Bolitho le portait sans doute toujours sur lui. Il revoyait le visage de cette femme, sa gorge, ses pommettes hautes. L’amour que Bolitho lui portait compensait, et au-delà, la haine des autres et la protégeait de ceux qui auraient voulu lui nuire. Des commérages qui lui étaient venus aux oreilles, Avery savait que ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait.

Allday devait tout savoir d’elle, il devait même partager beaucoup des souvenirs qui lui étaient liés, si ce n’était tous. Avery se mit à sourire. Il n’était pas encore accoutumé à causer aussi librement avec un simple marin. Il dit enfin :

— Dites-moi si je me trompe, sir Richard et je vous demanderai de m’excuser, de me pardonner mon ignorance.

Bolitho le regarda avec attention.

— Je ne me suis pas rendu compte jusqu’à ce jour que vous étiez du genre à essayer de vous faire bien voir ou de vous faire sonder. Précisez votre pensée.

— Votre grade, votre position, pour ne pas parler du reste, seraient reconnus sur-le-champ à bord du Prince Henry – il hésita sous le regard perçant des yeux gris : Peut-être ces gens-là ne connaissent-ils ni votre nom ni votre réputation…

Il pataugeait lamentablement.

Bolitho lui répondit doucement :

— Mais je représenterais pour eux une autorité supérieure, est-ce bien cela ? Derrière l’homme, ils verraient le juge, le magistrat, le juriste qui les a fait condamner.

— C’est ce que j’essayais d’exprimer, sir Richard.

Bolitho se retourna et lui posa la main sur l’épaule.

— Vous n’avez fait que dire la vérité.

Avery baissa les yeux sur la grande main brunie par le soleil, posée sur sa vareuse. Il avait l’impression de ne plus être lui-même. Et lorsqu’il répondit enfin, il crut entendre la voix d’un étranger.

— Un lieutenant de vaisseau paraîtrait de moindre importance, sir Richard. Je pourrais y aller et porter une lettre au contre-amiral si vous le souhaitez.

Il sentit Bolitho serrer plus fort ses doigts sur son épaule en répondant :

— Il ne viendra pas. Je le sais.

Avery attendit la suite, il y avait dans sa voix un ton de tristesse.

— Mais vous avez été aimable de me le proposer.

Et il retira sa main.

Avery dit timidement :

— Le capitaine de vaisseau Sampson pourrait l’inviter lui-même.

L’officier entra précisément à ce moment et se dirigea aussi sec vers sa cave à vins. Il en sortit une bouteille de cognac et dit d’une voix rauque :

— Je vous demande pardon, sir Richard.

Il vida son verre d’un trait et se resservit.

— La gangrène est une chose affreuse. De toute manière, c’est trop tard… Ce n’est pas ce que j’aurais préféré pendant votre visite, sir Richard !

Avery se racla la gorge avec bruit.

— Sir Richard se demandait si vous ne pourriez pas inviter également le contre-amiral Herrick, commandant ?

Sampson les regardait comme un noyé qui voit arriver un sauveur inespéré.

— J’en serais absolument ravi, sir Richard ! Je vais immédiatement prévenir mon domestique et faire porter un mot au Prince Henry par mon canot.

Bolitho consulta du regard son aide de camp.

— Vous courez un gros risque, monsieur.

Il le vit baisser la tête.

— Mais, comme disait notre Nel, les ordres formels ne remplaceront jamais l’esprit d’initiative d’un officier ! – puis souriant : Il ne viendra peut-être pas.

Une petite voix intérieure semblait lui dire : Tu ne le reverras jamais. Au grand jamais. Tout comme Sampson, comme des navires qui passent et ne sont plus que des souvenirs.

Le maître d’hôtel de Sampson arriva en trombe, presque la copie conforme d’Ozzard, mais avec un fort accent des faubourgs est de Londres. Il leur resservit du vin et dit :

— D’mand’pardon, amiral, mais mon vieux père a servi sous vos ordres, c’était à bord d’une frégate, l’Ondine. Et y paye le rhum à ceux qui veulent bien l’écouter seriner ses rengaines là-dessus !

Il se retira. Bolitho contemplait pensivement son verre de vin tiède. La famille, de nouveau. Et pourtant, il ne lui avait même pas dit son nom.

Comme le soir tombait sur les bâtiments à l’ancre et que les feux de mouillage scintillaient sur l’eau comme des lucioles, Bolitho entendit un canot qui crochait dans les porte-haubans. Les quelques rares fusiliers se mirent au garde-à-vous, on percevait des voix étouffées. Sampson accueillit le second officier général à être venu le voir depuis des jours.

Bolitho se surprit à regarder la portière de toile. Avery était debout près des fenêtres de poupe, à peine plus qu’une ombre à la lueur des chandelles qui vacillaient. Pourquoi avait-il douté de la venue de Herrick ? Pas par curiosité, ni par amitié, mais parce qu’il avait toujours fait son devoir et respecté les procédures. Il ne se montrerait jamais discourtois quand il était invité par quelqu’un comme le capitaine de vaisseau Sampson, quoi qu’il en pensât, par ailleurs.

Et c’était bien cela le pire, songeait Bolitho. Il le connaissait bien, trop bien sans doute.

Un fusilier de faction ouvrit la portière et les visiteurs apparurent en pleine lumière.

Bolitho eut alors deux surprises. Il ne se rappelait pas avoir vu Herrick autrement qu’en uniforme, même lors de rencontres informelles en mer, et fut peiné de voir combien il avait vieilli en aussi peu de temps.

Herrick portait une redingote sombre ; elle aurait pu aussi bien être noire et seule la chemise blanche tranchait un peu avec son aspect lugubre. Il était tout voûté, sans doute des suites de la blessure reçue à bord du Benbow, son vaisseau amiral. Les traits étaient tirés, des rides profondes marquaient la commissure des lèvres, mais, comme il s’avançait sous les lampes qui dansaient, Bolitho constata que ses yeux étaient inchangés, toujours aussi clairs, bleus, comme au temps où il était lieutenant de vaisseau, lorsqu’ils s’étaient connus.

Ils se serrèrent la main, Herrick avait la poigne toujours aussi dure, ferme, comme du cuir tanné. Bolitho lui déclara :

— Cela fait plaisir de vous voir, Thomas. Mais je n’aurais jamais cru que nous nous reverrions dans ces circonstances.

Herrick jeta un coup d’œil au plateau chargé de verres que lui tendait le serviteur noir. Herrick lui demanda seulement :

— Bière ?

Sampson hocha négativement la tête. Il commençait à se faire du souci.

— Non, amiral, je regrette.

— Aucune importance.

Herrick prit un verre de vin rouge et dit :

— Je ne l’aurais jamais cru non plus, sir Richard. Mais nous devons faire notre devoir et je n’ai aucun désir de rester en Angleterre – les yeux bleus se figèrent – sans emploi.

Étonnamment, Bolitho se rappelait ce grand fusilier, à la réception donnée par Hamett-Parker, à Londres. Il avait parlé de « cet homme hors pair ». Il avait ajouté qu’il trouvait peu opportun qu’on envoie Herrick en Nouvelle-Galles du Sud.

Herrick regarda ensuite Avery et nota les aiguillettes d’or fixées à son épaule.

— Le précédent a reçu une autre affectation, je crois ?

— Oui. Stephen Jenour a désormais un commandement.

— Encore un qui a de la chance.

— Il l’a bien mérité.

Herrick regardait son verre que l’on remplissait encore, comme s’il ne se souvenait pas d’avoir bu le premier. Puis il se tourna vers le capitaine de vaisseau Sampson :

— À votre santé, commandant, mais je n’envie pas votre tâche – il poursuivit à l’intention de tout le monde : C’est étrange, n’est-ce pas, d’un côté nous affaiblissons nos défenses et nous déployons des hommes et des vaisseaux alors que l’on en a un besoin pressant ailleurs, simplement pour aller rechercher et libérer une bande de sauvages qui ont commencé par se vendre mutuellement aux négriers !

Il sourit et, l’espace d’une seconde, Bolitho crut revoir l’officier têtu et bon enfant qu’il avait connu. Herrick reprit :

— Et pendant ce temps, nous traitons nos propres hommes comme des animaux, non, moins bien que des animaux, à bord de bâtiments qui ne peuvent que dégrader et faire du mal aux hommes et aux femmes qui s’y trouvent !

Changeant de sujet, il demanda :

— Et comment va sa seigneurie, sir Richard. Et la jeune Elisabeth, va-t-elle bien, elle aussi ?

— Lady Catherine est en parfaite santé, Thomas.

Le seul fait de lui donner son titre avait été comme une gifle.

Herrick hocha lentement la tête.

— Pardonnez-moi. J’avais oublié.

De façon surprenante, le repas auquel les avait conviés Sampson était fort appétissant. On leur servit du gibier à plume et des poissons succulents apportés par les pêcheurs locaux.

Sampson ne remarqua pas la tension qui régnait entre ses deux hôtes les plus éminents, ou fit mine de n’en rien voir. Le temps de passer aux fruits et aux excellents fromages laissés par un vaisseau de la Compagnie des Indes de passage, il arrivait à peine à aligner deux mots sans s’embrouiller.

Bolitho lui jeta un petit coup d’œil. L’important, c’était qu’il fût content.

Herrick lui demanda :

— Vous avez de grosses opérations en perspective, sir Richard ? On dirait qu’ils usent de vous jusqu’à la corde. Je serai peut-être mieux dans cette colonie.

Un lieutenant de vaisseau passa un œil.

— Mr Harrison vous présente ses respects, commandant, le canot de l’amiral est là.

Herrick se leva brusquement pour consulter sa montre.

— Il est à l’heure.

Il allait s’adresser au capitaine de vaisseau, mais il s’était endormi et ronflait doucement. Il y avait une traînée de vin sur son gilet, on aurait cru l’œuvre d’un tireur ennemi.

— Au revoir, Mr Avery. Je vous souhaite bonne chance. Je suis sûr que vous aurez un avenir aussi brillant que ce que promettent vos origines.

Bolitho le suivit derrière la portière, mais il avait décelé de l’amertume dans ses yeux.

Il faisait relativement plus frais sur la dunette plongée dans la nuit. Il dit à Herrick :

— Dans son cas, c’est inexact. Il a eu sa part de mauvais traitements.

— Je vois.

Mais le sujet n’avait pas l’air de l’intéresser.

— Je suis sûr que vous serez un bon exemple pour lui.

— Thomas, ne pouvons-nous pas être amis ?

— Et plus tard, vous me rappellerez que je vous ai laissé tomber, que je vous ai laissé combattre alors que toutes les chances étaient contre vous ? – il se tut, avant de reprendre plus calmement : A ce propos, j’ai perdu tout ce à quoi je tenais quand Dulcie est morte. Pendant que vous jetiez tout par-dessus bord pour…

— Pour Catherine ?

Herrick le regardait fixement à la lueur du fanal de coupée.

— Elle a tout risqué pour votre épouse, lui dit Bolitho, la voix dure. L’an passé, elle a enduré des épreuves qui l’ont laissée couverte de cicatrices, comme les brûlures du soleil qu’elle a sur tout le corps.

— Cela n’y change rien, sir Richard – il se découvrit pour saluer la garde : Nous en avons tous les deux tant perdu que nous ne pouvons plus crier au secours !

Et il s’en fut. Quelques secondes plus tard, le canot poussa, et l’on n’aperçut plus bientôt que son sillage.

— J’ai bien fait de passer par là, sir Richard.

Bolitho se retourna et aperçut Allday près de l’échelle de dunette.

— Qu’est-ce qui vous a fait venir ?

Mais il connaissait la réponse.

— J’ai entendu des choses. Rapport au contre-amiral Herrick qui rentrait sur le Marathon. J’m’ai dit qu’vous pourriez avoir besoin d’moi.

Il le regardait dans l’ombre, Bolitho le sentait. Il lui prit le bras.

— N’en dites pas plus, mon vieil ami.

Il trébucha et un bras couvert d’écarlate se tendit, un fusilier qui accourait pour les secourir.

— Merci.

Bolitho poussa un soupir. Il croit sans doute que je suis soûl. Sa vue était brouillée et il laissa Allday le précéder. Herrick ne lui avait même pas demandé comment allait son œil, alors qu’il était au courant.

Si seulement il recevait une lettre de Catherine. Une lettre longue ou brève, mais la voir, la lire et la relire pour l’imaginer, les cheveux lâchés sur les épaules dans leur chambre qui donnait sur la mer. Son expression lorsqu’elle s’interrompait, la plume sur les lèvres, comme il l’avait vu faire lorsqu’elle travaillait aux comptes avec Ferguson. Je suis ta femme.

Il dit brusquement :

— Venez à l’arrière. On va se servir un godet, comme vous dites !

— Le commandant va pas trop aimer, sir Richard !

— Il n’est pas en état de s’en soucier, mon pauvre vieux.

Allday sourit de soulagement, heureux d’être venu. Juste à temps, à voir ce qu’il voyait.

Ils s’assirent à la table couverte de reliefs et Avery dit, un peu hésitant :

— Quelle bonne soirée, sir Richard.

Il paraissait tendu, dans un état d’agitation.

Bolitho s’empara d’une bouteille et lui répondit :

— Calmez-vous, Mr Avery. Ce soir, il n’y a pas d’officiers, rien que des hommes. Rien que des amis.

Ils levèrent leurs verres avec cérémonie.

— Alors, dit Avery, aux amis ! Quels qu’ils soient !

— Bien dit, répondit Bolitho en choquant son verre contre ceux des autres.

Et il se mit à boire ; il revoyait Herrick dans sa redingote foncée. Quand il écrirait à Catherine, il ne lui parlerait pas de ce fiasco qu’avait été leur rencontre. Elle devait l’avoir pressenti, quand il continuait d’espérer.

 

Une mer d'encre
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